Darwiner le darwinage

Chers amis,

Vous avez sans doute bien d’autres choses à faire que de vous demander pourquoi votre lettre d’information favorite ne vous est pas encore parvenue. Les plus « accros » d’entre vous (j’en compte actuellement deux et demi) doivent se dire qu’il est bien normal que la lettre d’information de Faenza n’arrive pas puisque tant de choses actuellement ne se passent plus comme avant. Tant de tâches différées, d’achats et de voyages impossibles, de concerts annulés ou différés…

De mon côté, « confiné » – j’aime ce mot devenu lui aussi, « viral » – dans mon petit bureau, je planche depuis plusieurs jours sur un texte que je ne parviens pas à pondre, même en cette période que certains commentateurs jugent propice à l’éclosion d’idées. Je suis en cela bien différent de la tourterelle, elle aussi confinée, qui a décidé témérairement d’installer son nid dans la gouttière qui est juste devant ma fenêtre, et dont les efforts devraient être – à moins d’un gros orage – couronnés de succès.

Mais, en fin de compte, c’est pour moi toujours la même histoire : je ne parviens pas à être là où je crois qu’on m’attend. Newsletter de rentrée, newsletter de Nouvel An, newsletter de confinement : chacun de ces passages obligés me plonge dans de tels abîmes de perplexité que la procrastination prend chez moi des allures de guerre de tranchées !

Vous me direz que c’est de saison : ne sommes-nous pas en guerre, comme l’a dit notre Président, et cette « guerre » est-elle bien différente de celle de 14-18, dont on crut un temps qu’elle ne durerait que le temps d’un éclair avant de s’enliser dans de longs mois d’attente douloureuse ?[1]

Dans le monde « non indispensable » (comme les commerces du même nom) du spectacle vivant, nous avons d’abord commencé à croire possible, pour les plus moyennement optimistes, une reprise de nos activités début mai. Puis, petit à petit, nous nous sommes adaptés à l’idée de travailler comme si le « dé-confinement » ne devait avoir lieu qu’en juin. Le temps passant, quelques programmateurs ont commencé à nous faire comprendre qu’il ne fallait pas nécessairement nous faire d’illusions sur l’inéluctabilité de nos représentations de juillet, ni même sur celles d’août. Enfin, hier au soir, notre Président annonçait que les concerts ne pourraient reprendre avant la mi-juillet au moins et, pas plus tard qu’à l’instant même, nous apprenons l’annulation définitive d’un de nos concerts du mois d’août !

Notre cerveau ne pouvant fonctionner autrement que par la projection de courbes allant du passé vers l’avenir, nous commençons à nous dire, en cette belle mi-avril, qu’il se pourrait fort bien qu’on apprenne, le mois prochain, que même l’automne serait menacé par des interdictions des rassemblements « non-indispensables »…

Je n’entends pas vous apitoyer sur les difficultés propres à notre secteur, me doutant fort bien que, quel que soit le vôtre, vous ne sortirez pas indemnes de la crise économique qui se prépare, qui me semble bien plus dangereuse que la crise sanitaire. Cependant, je voudrais tout de même, avant d’entrer dans d’autres considérations, souligner qu’il est bien compliqué, dans un secteur d’activité qui programme ses événements de six mois à plusieurs années en avance, de travailler à l’organisation d’un futur plus incertain que jamais.

Bien sûr, puisque nous avons depuis le 16 mars l’assurance qu’"aucune entreprise ne sera livrée au risque de faillite, [qu’] aucun Français ne sera laissé sans ressource", que des mesures adaptées seront prises « en fonction des besoins, des réalités économiques, des nécessités secteur par secteur »[2], pourquoi donc devrions-nous nous inquiéter ?

Tout de même pas parce que nous venons d’apprendre – à l’heure où j’écris ces lignes – que Bercy est en train de mettre en question l’éligibilité des associations subventionnées au recours à « l’activité partielle », qui seule sauverait nos artistes inemployés du marasme économique et nos structures de la banqueroute…

Pourquoi s’inquiéter si nous savons depuis ce même 16 mars que, dans le confinement, « lire est important », aussi bien que de retrouver « ce sens de l'essentiel », si nous avons l’assurance, en haut lieu, que « la culture, l'éducation, le sens des choses est [sic] important »[3] ?

Puisque la culture est importante, essentielle, tout comme d’autres secteurs de notre société, nous pouvons être sûrs qu’elle ne restera pas confinée plus longtemps que nécessaire, et que nous pourrons reprendre nos activités dès que l’État aura pu se constituer un stock suffisant de produits de première nécessité : masques, gel, tests, lits d’hôpital, et personnel soignant frais et dispos, en quantité suffisante, et bien équipé.

Notre tissu culturel, par la mise au repos forcé de toute la branche du « spectacle vivant », sera donc très durement mis à mal : c’est un fait désormais avéré. La question qui se pose est la suivante : comment se relèvera-t-il ? Il est beaucoup trop tôt pour l’imaginer, puisque nous ne savons ni jusqu’à quand durera la menace épidémique, ni quand et comment le confinement sera levé. Ce qui est certain c’est que notre secteur ne s’en sortira que s’il se serre les coudes, aussi bien horizontalement que verticalement. Concertation entre les compagnies – syndiquées, organisées en fédérations ou non – mais aussi prise en compte des différents étages d’une pyramide qui, privée de sa base, s’écroulera.

Pour se faire une idée de la complexité et de la fragilité de cet édifice, considérons l’un des ses piliers : les centaines de festivals qui parsèment notre magnifique paysage culturel et en constituent l’une des plus grandes richesses, et dont une bonne partie est d’ailleurs dirigée et administrée par des bénévoles. Ces festivals dépendent non seulement de leur billetterie, mais aussi des subventions qu’ils peuvent recevoir non seulement de l’État et de leur Région, mais aussi des collectivités territoriales.

Comme me le faisait remarquer récemment un programmateur, « le vrai problème, dont personne ne parle pour le moment, concerne les collectivités territoriales, qui ne peuvent se réunir actuellement pour voter. Et sans vote en assemblée, pas de subvention ! » Par ailleurs, une programmatrice m’indiquait que certains des sponsors privés de son festival avaient décidé de se retirer cette année, pour cause de… pandémie !

Les festivals resteront donc longtemps sous l’épée de Damoclès d’une annulation forcée de leur saison de concerts. Un festival qui n’emploie pas de personnel rémunéré peut relativement facilement, j’imagine, mettre la clef sous la porte pour une saison, dans l’idée de reprendre l’année suivante, quand les fonds et le public reviendront. Mais comment une compagnie, même bien implantée et subventionnée, peut-elle survivre à une cascade d’annulations en chaîne, sur plusieurs mois, sans compensations ?

C’est pourquoi il est essentiel qu’à chaque niveau de l’édifice nous nous battions pour obtenir des compensations qui permettent à toute la structure de tenir, sans laisser qui que ce soit sur le carreau : les tutelles[4] et les syndicats pour obtenir de l’État qu’il tienne ses engagements, les programmateurs pour obtenir de leurs financeurs qu’ils maintiennent leur mécénat et leurs subventions[5], les compagnies pour obtenir des programmateurs et des tutelles des compensations financières, les artistes et les techniciens pour obtenir des compagnies d’être mis en chômage partiel pour toucher au moins une partie de leur cachets perdus plutôt que le seul revenu de l’intermittence, pas toujours suffisant pour vivre.

Faute de quoi il se peut donc fort bien que, lorsque reviendra la prochaine saison des festivals de printemps et d’été, une partie importante des compagnies (et des artistes qui les composent) doive définitivement se reconvertir dans une autre activité. Si les femmes et les hommes qui régissent notre société étaient prêts à tirer les leçons de cette crise et de toutes celles qui se déroulent simultanément – à moindre bruit – sur la planète, je ne demanderais qu’à m’insérer dans un monde nouveau, durable car conscient de l’épuisement inéluctable de ses ressources, en modifiant en conséquence mon activité, voire en changeant de métier, si nécessaire !

En attendant l’avènement improbable de ce nouveau monde, meilleur parce que viable à long terme, et même si l’on nous a promis que « le jour d’après, quand nous aurons gagné, ce ne sera pas un retour au jour d’avant »[6] je me demande avec une certaine inquiétude si certains responsables culturels ne se trouveront pas soulagés, dans les mois et années qui viennent, de ne pas avoir à choisir quelles seront les compagnies qui seront financées et celles qui ne pourront plus l’être ? Lorsqu’au lieu de devoir pousser – à regret – les plus anciens vers la sortie pour accueillir des nouveaux (mouvement qui se profile déjà actuellement) ils n’auront plus qu’à attendre, sans rien pouvoir y faire, que tombent les plus fragiles ?

    

Chez Faenza, nous avons créé quelques néologismes. L’un de ceux que nous affectionnons est le verbe « darwiner ». Il nous vient d’une directrice artistique qui avait le don, dès la première écoute des premières mesures d’une composition, de décider si oui ou non il était judicieux de l’inclure dans notre programme. Nous avons aussitôt baptisé cette personne « Darwin », puisqu’elle nous avait fait découvrir les vertus de la sélection naturelle, et nous avons utilisé par la suite le verbe « darwiner » et ses dérivés (« darwiné », « darwinée », « darwinage ») chaque fois que nous devions écarter un morceau d’un programme de concert.

Grâce à la solidarité de tous les acteurs de notre merveilleux édifice culturel, espérons donc que la crise qui s’annonce ne « darwine » aucun organisateur de spectacles, aucune compagnie, aucun artiste !

Et, en attendant, nous continuons à travailler d’arrache-pied à imaginer de nouveaux programmes et à nous ingénier à trouver le moyen de les mettre sur pied et de les diffuser dans les mois et années qui viennent, aussi nébuleux que nous apparaisse actuellement le futur.


Confinés ou déconfinés, vivez libres et heureux !

 

[1] Voir l’article de l’historien Stéphane Audoin-Rouzeau dans Médiapart : «Nous ne reverrons jamais le monde que nous avons quitté il y a un mois».
[2] Discours d'Emmanuel Macron du 16 mars 2020.
[3] Discours d'Emmanuel Macron du 16 mars 2020.
[4] DRACs, Régions, Départements…
[5] Certains festivals font même appel à leur public pour ne pas demander le remboursement de places déjà achetées !
[6] Discours d'Emmanuel Macron du 16 mars 2020 . 

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