L’embarras du choix

Frank Horvat, 1994 : « Le Bestiaire », Mérou et pieuvre.

 

Vivre, c’est faire des choix.

Fuir ou faire face, manger ou ne pas manger, s’installer ici ou ailleurs, éclore maintenant ou attendre encore un peu, naître ou ne pas naître… Toute forme de vie est amenée à choisir, qu’elle soit pourvue d’un système nerveux rudimentaire ou d’un cerveau conséquent, voire dépourvue de l’un comme de l’autre.



A propos de « cerveau conséquent », mon père – le photographe Frank Horvat – aimait à dire que la photographie était, pour lui, « l’art de ne pas presser le bouton ». C’était un grand artiste, mais un homme aux choix intransigeants et parfois brutaux, aux opinions péremptoires. Pour ne pas lui ressembler, j’ai longtemps vécu en essayant de ne pas choisir – en tous cas le moins possible – quitte à me réfugier dans un mutisme qui a été, des années durant, mon milieu naturel, mon terreau, ma chrysalide.

De cette matrice de silence, la musique m’a en quelque sorte accouché, elle qui sait exprimer sans énoncer, partager sans dépecer, dire sans nommer. Mais le choix qu’on évite s’impose toujours à nous par des chemins détournés et, parmi toutes les musiques possibles, je me suis surpris à écouter plutôt celles qui faisaient la part la plus belle au silence : musiques de chambre, musiques pour un instrument seul, musiques de luth bien sûr, musiques anciennes évidemment…

Enfin, ayant choisi de devenir moi-même musicien j’ai peut-être finalement transposé sans m’en rendre compte le précepte de mon père, en optant plutôt pour un « art de ne pas jouer la note », et préférant les musiques qui me recentrent à celles qui me dispersent, celles qui me parlent à celles qui « bavardent » ou, pour paraphraser François Couperin, celles qui me touchent à celles qui me surprennent.

Comme toute créature vivante (et un ensemble de musique en est une, à mon sens) Faenza a opéré des choix. Et comme pour toute créature vivante, il est difficile de dire a posteriori si ces choix ont été conscients ou inconscients, assumés ou imposés.

Toujours est-il que notre ensemble a évolué le plus souvent à l’écart des grands circuits de consommation de la musique, plus dans les zones rurales que dans les grandes métropoles, plus dans les programmations pluridisciplinaires que dans les festivals spécialisés. Qu’on y voie un manque d’ambition ou une politique délibérée, un choix artistique ou une adaptation à l’offre, le résultat est le même : notre travail nous a amenés à vivre bien des aventures et des rencontres singulières, loin des rituels compassés et souvent distants des grandes salles de concerts.

L’une de ces aventures nous a fait partager quatre années durant, avec un groupe d’amateurs passionnés de Bar-le-Duc, de merveilleux moments d’amitié et d’échange. C’est en effet dans le cadre chaleureux et inspirant du CIM, Conservatoire Intercommunal de Meuse Grand Sud, et à l’invitation de son ancien directeur, Raoul Binot, que cette rencontre a eu lieu, et qu’elle s’est pérennisée.

Avec Sarah Lefeuvre – chanteuse et flûtiste et Francisco Mañalich – chanteur et violiste – nous sommes venus chaque mois encadrer un groupe d’élèves âgés de 12 à 70 ans, désireux d’apprendre, d’avancer et, bien sûr, de faire de la musique ensemble. Au sein de cette institution où tout semblait possible, où un vrai Département de Musique Ancienne s’était développé bien avant notre arrivée, nous nous sommes accoutumés à ces rencontres régulières, presque addictives, et nous avons, je crois, apporté aux élèves ce qu’ils recherchaient : des connaissances, une émulation, un soutien et beaucoup de plaisir à se sentir progresser pour être mieux en mesure de jouer ensemble. Aussi, alors que nous étions soutenus tant par l’ancienne direction que par la nouvelle, nous ne nous attendions pas à ce qu’un jour d’avril, arrive dans nos boîtes mail un courrier électronique sobrement intitulé « Fin des musiques anciennes au CIM ».

Nous apprîmes ainsi brutalement que, sans concertation préalable avec les élèves et leurs enseignants et sans l’accord du nouveau directeur du CIM, les élus de la communauté d’agglomération Meuse Grand Sud avaient décidé de la fermeture pure et simple du Département de Musique Ancienne.

Que gouverner signifie opérer des choix, nous le savons d’autant plus que nous traversons ces jours-ci l’un des moments-clefs de la vie politique du pays et que, pour beaucoup d’entre nous, l’impression prédominante est celle de nous trouver, justement, privés de choix.

C’est en tous cas à une telle problématique politique que nos élèves ont été confrontés quand, osant courageusement contester une décision prise sans qu’ils aient été consultés, ils sont allés tous ensemble demander des comptes à leurs élus. Pour beaucoup d’entre eux, étudiants ou jeunes retraités, il s’agissait de leur première action militante. Lors d’une impressionnante réunion en Mairie où ils s’étaient tous rendus, et pour laquelle nul décisionnaire de la Communauté d’Agglomération n’avait été mandaté, il leur fut expliqué que, si l’on fermait leur département, c’était pour pouvoir ouvrir une classe de danse, supposée attirer au CIM un public plus jeune. Les budgets intercommunaux étant limités, il avait bien fallu, n’est-ce pas, choisir une activité à sacrifier : « si vous voyez une autre classe à éliminer, dites-le moi » a-t-on rétorqué aux élèves venus demander des explications. Question de choix, une fois de plus.

En l’occurrence, deux options ici s’opposent : d’une part, protéger, soigner et chérir un Département qui fonctionne, et qui est, comme ses élèves l’ont écrit à leurs élus locaux, « fréquenté par des musiciens adultes et plusieurs jeunes dont le nombre devrait augmenter à la rentrée prochaine, dont le budget est équilibré, qui rayonne sur tout le territoire y en donnant concerts et actions culturelles, qui est référencé à l’Université de Lorraine et dont les enseignants ont une renommée internationale »; d’autre part se lancer, en pleine période de vaches maigres, dans l’ouverture d’une activité nouvelle, bien plus coûteuse, et dont les chances de réussite sont tout sauf sûres.

On voit partout en France les résultats de ce type de choix. Au cours de nos pérégrinations dans les territoires du Grand Est – où nous sommes conventionnés – combien de très beaux équipements culturels n’avons-nous pas découverts, fruits de l’intention sans doute louable d’un décideur local, mais laissés presque à l’abandon faute de moyens pour les gérer sur le long terme ?

Choisir, ne pas choisir, s’abstenir de choisir, accepter d’être trompé ou de se tromper, accepter de ne pas avoir le choix…

Que les élus locaux puissent être contraints à faire des arbitrages budgétaires douloureux, c’est là une chose que l’on peut comprendre. On conçoit plus difficilement que de telles décisions soient prises sans, a minima, consulter les personnes concernées – ce qui n’a pas été le cas dans l’affaire que je relate ici.

Pour soutenir l’action des élèves du Département de Musique Ancienne du CIM de Bar-le-Duc et parce que sa fermeture impacterait durement le travail entrepris par Faenza dans un territoire qui lui est cher, je me permets – une fois n’est pas coutume – de partager ici une pétition qui a été mise en ligne par les élèves et qui est d’ores et déjà signée par 101 personnalités du monde du spectacle vivant, de l’enseignement et de la recherche. Je vous serais reconnaissant de la signer vous aussi et de la diffuser largement, via le lien ci-dessous.

Ce faisant, je vous souhaite un radieux dimanche d’élections et un choix serein, quel que soit ce choix !


Lien vers la pétition.
 

Suivez-nous

Région Grand Est DRAC

Lettre d'infos

Translations by Sally Gordon Mark

Design by pierO'n Mu Graphistes · Web by KWC · © 2017 Faenza