Le regard de la grenouille rousse

Octobre, déjà, et je peine à écrire la fameuse newsletter de septembre, de celles qui commencent presque invariablement par « C’est la rentrée ! » et égrènent les formidables activités et propositions de l’ensemble, de l’entreprise, de la boutique, du théâtre qui vous la fait parvenir…

L’automne est pourtant magnifique, vu de la fenêtre de mon petit bureau à travers laquelle on aperçoit les jardins baignés de lumière dorée, bruissant de chants d’oiseaux. Faenza se porte plutôt bien : plusieurs concerts par mois, les programmateurs qui répondent un peu plus au téléphone que d’habitude, les tournées qui se mettent en place, la préparation de notre prochain disque qui avance bien, les bonnes fées institutionnelles qui ne nous ont pas [encore] abandonnés, les projets et les envies qui se bousculent dans nos têtes…

Alors, cette newsletter de rentrée, pourquoi est-elle donc si difficile à écrire ?

Eh bien disons-le franchement : c’est que votre directeur artistique favori a le moral dans les chaussettes, nonobstant les petits oiseaux chantant et les programmateurs répondant. Et pourquoi donc a-t-il le moral dans les chaussettes, malgré un été agréable mêlant vacances et concerts et un automne prometteur ?

Parce que les nouvelles du monde ne sont pas bonnes, cher lecteur, pas bonnes du tout. Il n’est pas indispensable d’être, comme moi, adepte des réseaux sociaux, pour comprendre à quel point la situation écologique est devenue grave, à quel point les destructions sont irréversibles et de quelle manière le compte à rebours s’accélère avant que toute action ne devienne inutile.

Je sais parfaitement que ce n’est pas le lieu, ici, pour en faire état, mais y a-t-il un lieu décent pour appeler à l’aide ? La planète se meurt, chers amis, et elle n’a pas d’autre voix que la nôtre pour le hurler par dessus les toits.

Il n’y a donc personne aux commandes ? Nul gouvernant, nul leader responsable pour prendre la mesure de ce qui est en train d’arriver et mettre en œuvre les mesures qui s’imposent ? Ne sommes nous pas gouvernés par des gens sérieux, compétents, soucieux de l’avenir de nos enfants ?

En vérité, le « sérieux » semble être en train de changer de camp. Ceux qui commencent maintenant à apparaître comme des rêveurs irresponsables, comme des apprentis sorciers, comme des enfants égoïstes obnubilés par leurs jouets sont nombreux chez les industriels, les financiers, les banquiers ; innombrables chez les assureurs, les traders, les spéculateurs ; majoritaires parmi les politiques, les lobbyistes, les élus, les « responsables » de tout bords ; tandis que ceux qui, les pieds sur terre, se préoccupent réellement de l’avenir de nos enfants et de celui de la Terre qui devrait pouvoir les nourrir sont la plupart du temps simples citoyens aisés ou démunis, chercheurs à cheveux longs ou courts, artistes plus ou moins connus, paysans, enseignants, boutiquiers…

Heureusement, il y a des transfuges : des consciences commencent à s’ouvrir et des voix à se faire entendre parmi les politiques, les parlementaires, et les gens influents, en général.

Même Antonio Guterres, Secrétaire Général des Nations Unies, suivi par un nombre toujours croissant de lanceurs d’alerte, a rejoint le camp des gens sérieux et nous dit, dans un appel qui date déjà de mai 2017, qu’« il est impératif que la société civile demande des comptes aux dirigeants. »[1]

Nous sommes la société civile. Je suis la société civile et me sens en devoir de répondre à l’injonction de mon Secrétaire Général des Nations Unies. Je n’ai pas – au-delà de mes posts sur les réseaux sociaux, au-delà des conversations que je peux avoir avec mes amis sensibles à la question, au-delà de mon bulletin de vote – d’autre voix que cette newsletter, dont l’objet n’est pas a priori celui-là.

C’est par scrupule envers vous, lecteurs, qui ne vous êtes pas abonnés à cette newsletter pour y entendre des nouvelles alarmantes, mais bien pour avoir des informations sur les activités de Faenza, que j’ai tardé si longtemps à me décider à écrire ce texte.

Je n’aime pas beaucoup « tromper le client sur la marchandise » et je n’ai jamais apprécié que l’art se mêle de politique. Mais il n’est pas ici question de politique et les temps ne sont plus aux « pudeurs de jeune fille ». Il est temps d’ouvrir les yeux, il est temps d’en parler, il est temps de réagir : j’y crois encore, sinon je ne mobiliserais pas votre temps et votre patience pour vous imposer ces lignes peu amènes.

Pour finir – et pour tenter de légitimer cet appel aux yeux de ceux à qui il semblera déplacé – je voudrais faire sentir que ce qui est en jeu dans les tentatives désespérées de sauvetage de la planète, qui fleurissent heureusement ici et là, c’est aussi notre culture.

On parle beaucoup d’une « sixième extinction de masse » dans laquelle nous serions engagés. Ce concept n’inquiète pas trop certains d’entre nous, plus philosophes que les autres ou moins soucieux de leurs enfants. Ils se disent que la vie sur Terre – aussi précieuse, rare et fragile qu’elle soit – a toujours triomphé des cataclysmes et fini par se développer sous une autre forme.

C’est vrai, bien entendu, et c’est en quelque sorte rassurant, tout comme il est vrai que l’être humain, arrivé aux limites de sa croissance, ferait aussi bien maintenant de céder la place à d’autres formes de vie.

Tilleuls dans le Derbyshire (UK), photo de Frank Horvat, 1977

Tout cela posé, je reste de ceux qui pensent que le niveau de complexité qu’a atteint la vie sur notre planète – et dont nous faisons partie, avec toutes nos créations, nos inventions, nos trouvailles – constitue un trésor inestimable, précieux même dans l’immensité incommensurable de cet Univers dont nous ne savons presque rien.

Comme le disait Nicolas Gousseff, le « papa » de notre Polichinelle (dont la sagesse de bois n’est pas à négliger), peut-être que l’Univers, à travers nous, se regarde. Et ce regard, s’il n’est pas à proprement parler indispensable, n’est-il pas cependant très précieux ?

En menant à son terme la sixième extinction des espèces animales, nous détruisons non seulement l’avenir de notre société mondialisée mais aussi, très probablement, l’avenir de notre espèce. En détruisant notre espèce nous détruirons notre culture et toutes les merveilles qu’elle a créées : des grottes de Lascaux à l’i-Phone en passant par la musique de Monteverdi.

Toutes ces créations de l’homme – merveilleuses ou effrayantes, astucieuses ou destructrices, indispensables ou futiles – font autant partie de la nature que les termitières, les nids, les ruches, les formations en « V » des oies sauvages. C’est cela, aussi, qu’il est question de sauver.

Quand je contemple la grenouille rousse qui habite au fond de mon jardin, quand celle-ci me regarde tout autant que je la regarde, quand des dizaines d’insectes et d’oiseaux nous observent eux aussi peut-être, quand la nature ainsi se contemple elle-même en un vertige de miroirs, je suis aussi bouleversé, attentif et prudent que quand nos luths et nos voix redonnent vie à une musique perdue, venue d’un lointain passé.


 « L’homme ne vit pas que de pain ». Je ne suis pas de ceux qui pensent que survivre soit une fin en soi : si nous devons gagner ce combat, c’est aussi pour sauver notre culture et les merveilles qu’elle nous a léguées. Beaucoup a été perdu, beaucoup reste à perdre, mais beaucoup reste encore à préserver et à construire. En revanche, il faut s’y mettre, et vite : allez, les enfants, courage : « c’est la rentrée ! »

[1] https://news.un.org/fr/story/2017/05/358372-laction-climatique-est-une-c...

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